
La violette de Cry
1er prix concours de nouvelles Saint-Briac-sur-Mer (2023)
Etre recouverte de la terre de ses ancêtres, une dernière volonté qui n’étonne pas Julien à l’ouverture du testament de sa maman. Reste à aller chercher un mètre cube à 600 km de Saint-Malo. Mais pas que…
Julien n’avait pas cherché très longtemps. Sa mère avait toujours été une psychopathe du rangement. Son côté archiviste. Dans le secrétaire de son bureau, un faux tiroir. Dans le faux tiroir, une enveloppe contenant une lettre manuscrite. Datée du 14 janvier 2013.
« Je soussignée Violette Pomart, née Palois le 21 mars 1934 à Tonnerre (Yonne), déclare faire de mon fils unique Julien, né le 23 avril 1972 à Saint-Malo (Ille-et-Vilaine), mon légataire universel à l’exception d’un legs d’un montant de 80 000 € au Fonds de dotation Muséum pour la Planète, du Museum d’Histoire naturelle de Paris, dans le but de participer à la sauvegarde d’espèces végétales menacées. Je n’aurai par ailleurs qu’une seule et unique dernière volonté. Je souhaite être inhumée au cimetière du Rosais, pour voir la mer que j’ai tant aimée. Ma tombe ne devra pas être recouverte de marbre, mais de ma terre natale que mon fils ira chercher à Cry. Une fois la terre mise en place, il devra y semer de façon aléatoire des graines qu’il prendra dans ma collection. La nature fera le reste.
Saint-Malo, le 14 janvier 2013 ».
Il reposa la lettre. Trouver le testament de sa maman aurait dû l’attrister, mais il n’en était rien. Sa lecture l’avait rendu heureux. Violette était partie à petits feux, au fil de la progression de sa sclérose en plaques. Sa mort, une semaine auparavant, le 27 janvier, avait été une libération. Pour tous. Il voyait beaucoup de sens dans la dernière volonté de sa maman. L’attachement à la terre de ses origines et la passion de la botanique qui ne l’avait jamais quittée. Comme son père avant elle.
Julien laissa passer quelques semaines avant de prendre contact avec un paysagiste de Montbard. Celui-ci avait un terrain en bord de l’Armançon et, comme une récente inondation avait dragué beaucoup de terre sur sa parcelle, il se proposait de lui mettre de côté ce qu’il lui fallait. Si bien que, le 18 mars, Julien fit l’aller-retour dans la journée. 1 200 kilomètres et 10h de route pour un demi mètre cube de terre.
Les jours précédant ce voyage très particulier, le marbrier avait préparé la tombe. Bordée de granit, elle laissait place en son centre à un espace de deux mètres carrés qui accueillerait la terre de Cry. Julien avait voulu que tout soit prêt pour le 21 mars, jour anniversaire de sa maman. Pour les 89 ans qu’elle ne fêterait jamais.
De retour en terre malouine, Julien se mit en quête des graines. Si Violette avait été institutrice, elle avait aussi et surtout été une botaniste de tous les instants. Tous les week-ends, toutes les vacances étaient prétextes à parcourir la France, du nord au sud et d’est en ouest. Julien ne comptait plus les kilomètres parcourus en montagne, les nuits sous la tente, les berges de rivières et les sous-bois en toutes saisons. Il en gardait un souvenir très présent.
La grainothèque était méticuleusement rangée dans plusieurs meubles à rideau, au grenier. Anciennes boîtes de pellicule, de diapo, de médicaments : tout était bon pour conserver des milliers et des milliers de graines à l’abri de la lumière et de l’humidité. Dans des enveloppes ou de simples feuilles de papier pliées, des graines et encore des graines. Sans que Julien ne sache toujours déchiffrer l’écriture qui avait souffert du temps. Au fond de l’un des meubles, dans une vieille valise en carton, des boîtes plus anciennes que d’autres. Julien devina qu’il appartenait probablement à son grand père Amédée. Amédée Villette. Inspecteur de l’enregistrement à Autun. Et qui compensait le profond ennui de son métier par un goût immodéré de tout ce qui était végétal. Si bien qu’à la fin de sa vie, en 1962, il était considéré comme le meilleur spécialiste de la botanique bourguignonne. Julien ouvrit l’un de ces boîtes et en respira délicatement le parfum. Un mélange de foin et de terre. Il lut sur l’étiquette, écrite avec des beaux déliés : « Violette, 26 mai 1924, Nuits-sous-Ravière ».
Après une heure de plongée dans le temps, Julien avait décidé de mélanger un peu de tout et de laisser faire la nature. En espérant de belles surprises florales. Il ne manqua pas d’ajouter des graines anciennes de son grand-père. Il se faisait peu d’illusion sur leur capacité à germer mais peu importe. C’était aussi une manière de rassembler à travers le temps le père et sa fille. Julien avait malgré tout envie d’y croire. N’avait-il pas lu que des graines trouvées dans le tombeau de Toutankhamon avaient germé après 3 000 ans de sommeil ? Alors 90 ans…
Violette était née le jour du printemps. Un cadeau de la destinée. En ce 21 mars 2023, Julien prit la route du cimetière, sa vieille boîte en fer dans un tote-bag. C’était le grand jour. Il faisait un temps radieux, une atmosphère douce et une très légère brise de mer. Arrivé devant la sépulture, il s’accroupit et ouvrit la boîte.
« Le hasard va te créer le plus beau des jardins, maman. Ces graines, elles sont un peu ton histoire, tes rencontres. Dans quelques semaines, tout sera en fleurs, tu n’auras qu’à te pencher pour en respirer le parfum ».
Il mit une petite poignée de graines dans sa paume gauche et, avec les doigts de sa main droite, exerça des petits mouvements circulaires afin de semer de manière régulière sur la terre ramenée de l’Yonne trois jours plus tôt. Il saupoudra de la terre pour recouvrir les graines et les mettre à l’abri des oiseaux et tassa en faisant rouler une bouteille en verre qu’il avait préalablement remplie d’eau.
Il se souvint que lorsqu’il était enfant, il avait été en échange scolaire avec une ville allemande. Il ne s’en rappelait plus le nom. Il était hébergé au sein d’une famille dont les parents, par chance, parlaient très bien le français ce qui avait grandement facilité son séjour. Et, sans savoir réellement pourquoi, il avait été marqué par une visite au cimetière, accompagnant la mère de famille qui avait perdu son père quelques mois auparavant. Les tombes étaient toutes des jardins miniatures où fleurs et arbustes poussaient au gré des envies.
A l’époque, il en avait parlé à sa maman. Il aimait à croire que sa décision testamentaire en était le fruit.
Trois mois passèrent. Julien avait repris le cours normal de son existence. Infirmier libéral, il enchaînait les visites quotidiennes à ses patients, pour la plupart âgés. Son temps libre était consacré au rangement de la maison familiale, aux tracasseries administratives, aux plans sur la comète. Il n’était pas encore fixé sur le devenir de cette maison. Pas de cachet particulier mais, avec un peu de travaux, un confort qu’il n’aurait jamais dans son immeuble sans âme. Notamment sonore. Il se laissait un peu de temps.
Vers la fin juin, il y reçut l’appel d’un homme qui se présenta comme étant un vieil ami de sa mère. Il vivait à Pontivy mais, profitant de passer voir sa fille à Dinan, il proposait de passer rendre visite à Violette. Rendez-vous fut pris pour le 27 juin 11h00, directement au cimetière.
Julien ne se l’imaginait pas comme ça. Pas aussi grand, pas aussi élancé. Il ne faisait pas les 90 ans qu’il confessa avec la gourmandise de ceux sur lesquels le temps n’a pas de prise. Julien ne se souvint pas de l’avoir déjà vu.
— Avec votre maman, nous nous sommes connus sur les bancs de la Communale. Mes parents et les siens étaient voisins, nous étions souvent les uns chez les autres. A cette époque, nous étions toujours dehors, arpentant les coteaux, pêchant en rivière, dénichant les fossiles. De là notre passion commune pour les plantes en tous genres.
— Vous aussi ?
— Moi aussi, répondit-il en souriant.
— Lorsque nous serons à la maison, faites-moi penser de vous montrer sa collection de graines.
— J’en serai honoré. Puis-je vous appelez Julien ?
Et c’est ainsi que Julien et le vieil homme, qui se prénommait Edouard, discutèrent sur un banc de pierre qui faisait face à la mer. Après quelques temps, ils gagnèrent la tombe de Françoise, un peu en retrait. Au fil des semaines, les fleurs avaient envahi le peu d’espace qu’on leur avait offert. Des touches de couleur, les formes et des hauteurs très variées. Edouard était à son aise, comme un gourmand entrant dans une chocolaterie.
— Coréopsis. On la reconnait avec ses belles fleurs jaunes d’or en forme d’étoile. Et là, des gaillardes et leurs fleurs bicolores. Achillea millefolium, derrière. Des jaunes et des rouges. Du Calament ou faux Népéta. Elle fait partie de la famille de l’origan. Avec de petites feuilles au goût et au parfum de menthe. Regardez ici, c’est une agastache. Vous pouvez utiliser les feuilles pour parfumer les salades de fruits.
Le vieil homme était intarissable. Seules deux variétés de fleurs lui résistèrent. Julien s’aida de son appli de reconnaissance de plantes. La première fut identifiée – de la gaura, avec de délicates fleurs blanches ou roses en épis – mais pas la seconde. Qui conserva donc son mystère ce qui faisait enrager Edouard.
— Je la connais, nom d’une pipe en bois, je la connais. Ça va me revenir, c’est sûr.
— Et je ne peux malheureusement pas vous être d’un grand secours, j’ai pris des graines au hasard.
— Vous excitez ma curiosité jeune homme. Si nous allions voir votre caverne d’Alibaba ?
Revenu à la maison, Julien laissa le vieil homme découvrir tous les secrets des armoires aux graines. Au bout d’une heure, ne le voyant pas redescendre, Julien monta au grenier. Après avoir poussé la porte, il vit Edouard confortablement installé dans un fauteuil club d’un autre âge, des boîtes sur les genoux et d’autres tout autour de lui, à ses pieds.
— Alors, la pêche est bonne ?
— Incroyable mon garçon, cette collection est incroyable. Et on a tout : le lieu de collecte, la date, la variété. Et j’imagine que vous ne vous souvenez pas de ce que vous avez choisi ?
— Malheureusement non… Désolé, je ne ferai pas un bon botaniste. Une fois les graines semées, j’ai jeté tous les petits emballages.
— Bon sang de bois, je sais ce que c’est, je sais ce que c’est.
— N’y pensez plus et ça va vous revenir. En tous les cas, Edouard, si elle vous intéresse, ces armoires sont à vous. Je n’en ferai rien, autant qu’elles aillent entre les mains d’un passionné comme vous.
— Ca me touche Julien, c’est un très beau cadeau que vous me faites. J’accepte !
— Et ça vous dirait d’aller déjeuner ? Heureusement pour moi, piètre cuisinier que je suis, maman faisait ses réserves.
Les deux hommes descendirent et s’installèrent à la cuisine. Julien plongea la tête dans le congélateur coffre de la buanderie. L’escalope de veau, avec une julienne de carotte, s’avéra excellente, comme tous les plats que Violette aimait à cuisiner. Julien avait débouché un très rafraîchissant Irancy que les deux hommes consommèrent sans beaucoup de modération. En resservant une dernière fois Edouard, Julien s’arrêta dans son geste et reposa la bouteille.
— Ah si, ça me revient. Je me souviens du nom d’une graine. Elle portait le prénom de maman.
— Violette ?
— Oui, et graines très anciennes si je me souviens bien puisque je me suis fait la réflexion qu’elles devaient appartenir à mon grand-père Amédée.
— Un puits de connaissances que votre grand-père, que j’ai eu la chance de connaître étant jeune. Nous avons même fait des sorties botaniques avec lui et votre mère, il tenait tellement à partager sa passion.
— Avec succès !
— Juliette, jolie fleur entre toutes. « qualem virgineo demessum pollice florem seu mollis violae seu languentis hyacinthi » écrivait Virgile dans l’Enéide. C’est une plante qui…
Edouard se figea.
— Violette…
— Qu’est-ce qu’il y a Edouard, vous ne vous sentez pas bien ?
— Violette. Cette fleur Julien… C’est bien une violette mais qui vient… du passé.
— Comment cela du passé ?
— Elle a disparu. Depuis 1927.
— Mais des violettes, il y en a partout ?
— Pas la violette… de Cry.
— Vous êtes sûr ? Vous ne pouvez pas la confondre avec un autre type de violette ?
— Elle peut être confondue avec la violette de Rouen, qu’on trouve sur les falaises crayeuses des vallées de la Seine. Mais celle de Cry n’a pas de pilosité, des feuilles plus charnues et des fleurs plus violacées. C’est ça qui m’a interrogé tout à l’heure au cimetière. Celles qui ont poussé sur la tombe de votre mère n’ont rien de commun.
— Et ça pourrait coller avec l’ancienneté des graines de mon grand-père. Qui ont trouvé dans la terre de Cry ramenée leur terreau d’origine. C’est à peine croyable cette histoire. Mais pourquoi cette violette a-t-elle disparu ?
— C’est une espèce endémique des coteaux de Cry, qu’on observait uniquement sur les éboulis calcaires exposés au soleil. Elle avait été découverte au milieu du XIXè siècle par un botaniste amateur de Côte-d’Or dont j’ai oublié le nom. Mais une chose est sûre, c’est que la dernière fois qu’elle a été observée, c’était en 1927. Elle était fragile et son milieu a beaucoup évolué, la zone était exploitée comme carrière de pierres. Elle a depuis était déclarée comme « Eteinte au niveau mondial ».
— Mais personne n’avait conservé de graines ?
— Si, comme votre grand-père. Mais une fois que la plante n’est plus dans son milieu naturel, tout devient très fragile. Ce qui est sûr c’est que ça va intéresser le Musée national d’Histoire naturelle. Il gère un herbier national de près de 8 millions de spécimens, dont certains qui nous arrivent tout droit de François 1er ! Je connais bien l’un des conservateurs, si un jour vous venez sur Paris et que vous voulez une visite privée, ça peut se faire.
— Il y a beaucoup de plantes disparues comme celle-ci ?
— Plus que vous ne croyez, disparues ou en très grand danger. J’ai récemment lu un article passionnant sur la cotonnière négligée. Une plante de la famille des pissenlits déclarée éteinte à la fin des années soixante-dix. Et bien figurez-vous que le Conservatoire tente des cultures in-vitro de graines prélevées sur des plants qui ont été cueillis en 1888 en Meurthe-et-Moselle.
— Mais comment est-ce possible que mes graines aient poussé si facilement ?
— Là, on touche au mystérieux Julien. Un clin d’œil de la nature à votre maman qui a tout fait pour la défendre toute sa vie durant. Bon, reste que je m’emballe sans doute un peu, il faut quand même que je fasse confirmer cette découverte par les spécialistes du Museum. Permettez que j’en prenne un plant ?
— Oui bien sûr, allons-y, ne perdons pas de temps.
Ils arrivèrent au cimetière sur les coups de 16h. La brise venue de la mer faisait danser les fleurs qui se penchaient et reprenaient leur place dans un ballet parfaitement réglé. Julien avait amené une petite pelle et un pot qu’il avait pris de soin de remplir de la terre de Cry qu’il avait en surplus, et qu’il avait ramené chez sa maman.
— Je vous laisse faire Edouard, pas trop envie de faire une boulette. Ca fait bizarre de se dire que nous sommes devant une plante qui n’est nulle part ailleurs sur la Terre…
Le vieil homme, avec un luxe de précautions, préleva un plant.
— C’est une très belle histoire que nous vivons là Julien. Votre maman meurt et de sa mort renaît une plante. Comme si c’était un moyen pour elle de prolonger son amour du vivant.
Edouard prit la main de Julien et regarda au loin la mer qui inlassablement battait les flancs de la ville. La brise qui avait forci séchait ses larmes.