Je ne boirai pas de ton eau
Retrouver un cadavre flotter dans l’eau, c’était de l’affaire courante pour l’inspecteur Chotard, après 25 années en poste au commissariat de Grandchamps. Mais à 40 mètres au-dessus du sol, ca l’était moins…
Le dernier réservoir de la journée à contrôler. 252 marches en colimaçon, puis une échelle métallique qui s’insère dans un tube bétonné au centre de la cuve de 4 000 mètres cubes, qui permet d’alimenter la commune en eau potable. Corentin avait l’habitude et une condition physique affutée. Parvenu sous la voute, il emprunta quelques marches supplémentaires et sortit au sommet du réservoir, à 40 mètres au-dessus du sol. La vue était magnifique, il embrassait du regard toute la vallée et voyait en contrebas la Douraine qui serpentait et se frayait un passage entre les parois de granit. Il ne se lassait pas de ce spectacle. Il s’assit et alluma sa cigarette de la journée. Quelques minutes plus tard, il redescendit.
— Que faites-vous lors de ces visites d’inspection ?
— Je contrôle principalement le bon fonctionnement de l’armoire de commande.
— Qui est en bas ?
Corentin hocha la tête.
— Pourquoi êtes-vous monté ?
— Acquit de conscience. Je préfère contrôler les capteurs de niveau moi-même, pas confiance dans les automates.
— Et ensuite ?
— Tout semblait normal. Mais à y bien regarder on devinait une masse sombre en fond de cuve. Dans certains réservoirs, ça peut s’expliquer par des variations du vieillissement des bétons, mais là, ça ne me rappelait rien. Alors j’ai pris la gaffe.
— Vous le connaissiez ?
Corentin répondit par la négative. Il était encore sous le choc. Il n’avait pas eu le cran de sortir le corps de l’eau.
— Vous connaissez les causes de la mort ?
— Pas encore. C’est le boulot de la police scientifique, elle sait très bien faire parler les morts.
Assassinats, morts brutales, accidents, c’était le pain quotidien de l’inspecteur Chotard depuis ses débuts, vingt-cinq ans plus tôt, au commissariat de Grandchamps. Mais dans un château d’eau, pas banal. Son téléphone vibra.
— Oui Gerbier.
— Inspecteur, les responsables de l’entreprise de distribution d’eau sont dehors, ils vous attendent.
Accompagné du fontainier, l’inspecteur redescendit et croisa en chemin le docteur Crochet. Ces deux-là se connaissaient depuis toujours. Chotard ne comprenait toujours pas la passion que le légiste mettait à découper les corps mais il reconnaissait qu’il était l’un des meilleurs dans son domaine.
— Ah, mon inspecteur préféré. J’ai hésité à ouvrir la porte du château d’eau, je pensais que j’allais me prendre la flotte dans la tronche, s’esclaffa-t-il. Bon, alors, un macchabé qui prend un bain paraît-il ?
— On ne peut rien vous cacher docteur. Un bain, mais précisons qu’il l’a pris avec un parpaing. Je compte sur vous pour me dire rapidement ce que vous en pensez. J’ai prévenu le proc, il est un peu…
— …Con ?
— …Fébrile plutôt.
— C’est bien ce que je dis. Allez, je poursuis mon ascension.
Arrivé en bas de l’escalier, l’inspecteur remit le fontainier dans les mains de Gerbier pour prendre son témoignage et s’approcha d’un homme en costume cravate qui discutait avec un homme plus âgé.
— Bonjour, Guillaume Millepied, responsable ressources humaines et voici monsieur Colombat, le chef de secteur.
L’inspecteur sortit d’une pochette plastique un portefeuille détrempé.
— Vous connaissez cet homme, leur demanda-t-il une fois une carte d’identité extraite.
Les deux hommes prirent le document et se figèrent. Passé un temps, Millepied répondit, manifestement ébranlé.
— Oui, nous le connaissons. Benjamin est un collègue. Il travaille au siège.
— Que pouvez-vous me dire sur lui ?
— Discret, travailleur. J’ajouterai pointilleux mais dans le bon sens du terme.
— Vous lui connaissiez des ennemis ?
— Pourquoi parlez-vous d’ennemis ? J’ai cru comprendre que c’était un suicide, non ?
— Disons que quand quelqu’un veut apprendre à nager avec un parpaing, je reste prudent. Qu’est-ce qui vous fait croire que c’est un suicide par contre ?
— Guillaume était en arrêt maladie, une sorte de burn-out. On le savait fragile.
— Au point de se foutre en l’air ?
— Je ne sais pas, difficile à dire. Il était en conflit depuis des mois avec sa hiérarchie. Il faut qu’on vous dise autre chose inspecteur. Je crois qu’on a un petit sujet sanitaire sur les bras.
— Mais encore ?
— De ce que nous a dit Corentin, ça fait possiblement une semaine que le malheureux est mort. Donc une semaine qu’on distribue l’eau aux habitants de Parfond avec un corps dans la cuve.
— Pas faux. J’aurais tendance à arrêter la distribution le temps de vider et nettoyer la cuve et de rincer les équipements, possible ça ?
— Oui, le réservoir est interconnecté. On va le bypasser le temps de le vidanger.
— Messieurs, pas un mot à quiconque, ni à vos collègues, ni à votre famille. Pas le moment de déclencher une psychose.
L’inspecteur appela le procureur, ce nouvel élément étant de nature à rendre l’affaire plus sensible. Une sorte de grenade dégoupillée. Le légiste descendit une quinzaine de minutes plus tard.
— Doc, vos premières conclusions ?
— Difficile à dire. En première analyse, pas de traces apparentes de coups, hématomes ou plaies. Pour autant, il a quand même un parpaing ficelé sur le ventre. Quand au moment de la mort, je dirai entre cinq et sept jours. Je l’emmène à l’IML.
— Autre question doc. Pendant que notre apnéiste passait son examen de plongée, l’eau continuait à être distribuée…
— … Et vous vous demandez ce que les habitants alimentés en eau ont ingurgité, c’est ça ?
— Vous lisez dans mes pensées…
Le doc lui décrivit la dégradation progressive du corps. Les premières 24h d’abord, avec normalement la remontée à la surface du fait de l’air emprisonné dans les tissus. Ce qui ne se produisit évidemment pas en l’espèce du fait du lest. Puis dans les trois jours qui suivent, la putréfaction initiale. Les processus de dégradation des tissus corporels commencent par l’action des bactéries présentes dans le corps et dans l’eau qui peut entraîner des gaz, de la chaleur et des liquides. Enfin, entre trois et sept jours, les bactéries et les autres micro-organismes décomposent les tissus, produisant des gaz qui créent des poches d’air. Le corps commence à gonfler et peut avoir une apparence distendue.
— C’est ce qui me laisse à penser qu’il était là depuis une semaine. J’ai observé des débuts d’effritement des tissus, avec de la peau qui commence à se détacher par endroits.
— C’est cohérent avec les déclarations du fontainier, une semaine qu’il n’était pas passé.
— La question maintenant, Chotard, c’est : où est le poste de chloration ? Avant ou après le château d’eau ?
L’inspecteur envoya Gerbier chercher le chef de secteur qui était retourné dans sa voiture de service. Et malheureusement, il confirma ce que tous redoutaient.
— Le captage se fait dans la Douraine. La chloration intervient en sortie d’usine de potabilisation puis l’eau est envoyée avec des surpresseurs vers les châteaux d’eau pour permettre d’alimenter les habitants de par la simple gravité.
— Si je vous comprends bien, une fois l’eau dans la cuve, il n’y a plus aucun traitement jusqu’au robinet de madame Michu ?
— Aucun, effectivement.
Le lendemain, l’inspecteur reçut au commissariat, pour recueillir leur témoignage, la famille, quelques proches, ainsi que les collègues du défunt. Ce qui lui permit de mieux comprendre dans quel état d’esprit il était pour mettre fin à ses jours. Car, après avoir réalisé l’autopsie, le doc lui confirma que l’homme avait absorbé quantité de médicaments avant de s’immerger dans l’eau. Benjamin Marceau était un responsable comptable expérimenté, entré en 2004 au sein de l’entreprise. Une année plus tôt, une nouvelle manager était arrivée dans le service, en provenance d’une boîte américaine, ce qui ne laissait rien présager de bon. Et Benjamin, d’après sa femme, avait eu raison de s’inquiéter car son quotidien s’était rapidement transformé en enfer. Vexations continues, de préférence en public, ordres et contrordres, flicage permanent, charge de travail sensiblement augmentée.
— Benjamin avait rapidement perdu pied. C’était un homme profondément gentil, il n’était pas armé face à une perverse narcissique. Qui l’avait senti d’ailleurs. Benjamin était devenue une proie facile, qui a fini par douter de lui à la plus grande satisfaction de sa prédatrice.
— Ca faisait longtemps que votre mari était en arrêt ?
— Six bons mois. Il n’est jamais parvenu à remonter la pente, je l’ai soutenu autant que j’ai pu, mais cette expérience l’avait vraiment détruit, il n’était plus le même.
— Il vous avait fait part de ses idées noires ?
— Non, j’aimais à croire, puisque je n’y arrivais pas, que la seule présence de ses enfants allait finir par lui redonner le goût de la vie. Mais quand j’ai déclaré sa disparition la semaine dernière, j’étais très inquiète de ce qu’il pouvait faire.
— Et parlait-il de sa manager, comment s’appelle-t-elle d’ailleurs, je vais la convoquer ?
— Les rares fois où il en parlait, je ne le reconnaissais pas. Je lisais la haine dans ses yeux, lui qui n’aurait pas fait de mal à une mouche. En début de mois, il m’a même avoué que si elle avait fait un malaise cardiaque devant lui, il l’aurait finie à coups de pieds. Elle s’appelle Justine Corvais. Ne la ratez pas s’il vous plait, elle a tué mon mari à petits feux. La femme du disparu se mit à pleurer à chaudes larmes en prononçant ce nom qui semblait littéralement la brûler.
L’inspecteur reçut la manager l’après-midi même. Une petite femme sans attraits, d’une quarantaine d’années tout au plus, et d’une grande pâleur. Aux questions de l’inspecteur, elle répondit de manière laconique, clinique, sans aucune empathie apparente. Simplement glaçante.
Gerbier lui fit signe de le rejoindre. L’inspecteur le rejoignit.
— Oui Gerbier.
— Cette femme, c’est une saloperie. Je pense qu’il faut l’alléger de son portable et le donner à manger à la cyber, non ?
L’inspecteur revint dans la salle d’interrogatoire.
— Madame, je vais vous demander de me laisser votre portable.
— Mais j’en ai besoin pour travailler.
— Alors je vous donne une bonne nouvelle : vous allez prendre quelques jours de vacances. Nous allons le donner à notre inspecteur en cybercriminalité qui va aspirer toutes vos données. Même celles qui ont été effacées ou cryptées.
— Vous n’avez pas le droit !
— Voyez-le comme une occasion pour vous de nous démontrer que vous n’avez rien à vous reprocher ?
— Je ne l’ai pas tué…
— Ca, je le sais déjà, il a mis fin à ses jours. Ce qui m’intéresse, c’est pourquoi il est passé à l’acte et j’ai le sentiment que vous pouvez nous éclairer sur ce point. Vous êtes sûre que vous n’avez pas oublié de nous dire quelque chose ?
La manager prit quelques temps de réflexion, se saisit de son téléphone, scrollât et tendit l’appareil à l’inspecteur.
— Il m’a envoyé ce message il y a une semaine…
« Vous m’avez empoisonné pendant des mois, c’est maintenant à mon tour ».
— Vous avez répondu ?
— Non, je l’ai transféré à la DRH. Et puis, manifestement, il avait un peu vrillé. J’avais d’autres soucis à régler.
— D’autres choses à faire que de porter secours à un homme que vous avez consciencieusement détruit ces derniers mois. Qu’y-a-t-il de plus important que ça ?
— Pas de ma faute si c’était un faible. Vous me trouvez certainement cynique inspecteur.
— Si peu, si peu.
— Je ne suis pas cynique, je suis déterminée et ambitieuse. Je me suis faite toute seule. Et je n’ai pas le temps de m’apitoyer.
L’inspecteur relisait le message de Benjamin Marceau en essayant d’y trouver un sens caché.
— Où habitez-vous madame Corvais ?
— A Parfond.
— Savez-vous où votre collaborateur a mis fin à ses jours ?
— Non, mais vous allez me le dire ?
— Dans un château d’eau. La volonté probable de montrer que l’entreprise était pour quelque chose dans son geste désespéré.
— Sauf votre respect, ça me paraît être une analyse de comptoir que vous faites là…
— Mais le plus étonnant madame, ce n’est pas qu’il se soit noyé dans la cuve d’un château d’eau. Mais qu’il l’ait fait… à Parfond…
Avec une satisfaction non contenue, l’inspecteur lut de l’incrédulité dans les yeux de la manager. Elle se mit la main devant la bouche.
— Combien de temps est-il resté dans la cuve ?
— Une semaine environ. Vous avez très bien compris Madame Corvais.
— Mais alors, je l’ai…
— Oui, vous l’avez bu…