
Comme une âme en peine
En bord de Loire, la vieille maison familiale s’apprête à être vendue. Souhaitant y faire un dernier séjour, Cédric y emmène Clémentine, sa nouvelle conquête. Sans penser un instant qu’ils n’y seront pas vraiment seuls…
Pas pour rien que tout le monde l’appelait la maison du bonheur. Sitôt franchie la lourde grille, l’habitude avait été prise d’y déposer ses problèmes, ses inquiétudes, ses remords et regrets, les reproches que l’on pouvait avoir les uns envers les autres. Le moment était entièrement dédié à la quiétude, à l’harmonie et à la beauté du monde. Le soleil y brillait pour tous et pourtant chacun avait le sentiment qu’il ne s’était levé que pour lui.
Cédric y venait dès qu’il le pouvait. Bien qu’à 200 kilomètres de Paris, où la famille s’était implantée à la fin des années soixante, cette maison avait de tout temps été un refuge. Qui avait abrité depuis des générations les événements les plus heureux aux premiers rangs desquels les vacances. L’été voyait une nuée de cousins, cousines, oncles et tantes, débarquer à grands coups de klaxon qui annonçaient l’ouverture officielle d’une soixantaine de jours d’insouciance, de jeux, de visites quotidiennes à la ferme pour aller chercher le lait, traire les vaches et se construire des cabanes de foin, de baignades dans la Loire.
D’aussi loin qu’il s’en rappelle, Cédric s’était toujours senti profondément ancré à cette terre. Aussi, quand un conseil de famille s’était réuni pour envisager le devenir de la bâtisse, il avait bien compris que la fin de l’histoire se profilait. Au fil des années, Cédric s’était préparé au fait qu’un jour il n’y serait plus chez lui. L’ancien presbytère avait des désordres structurels dus à des négligences d’entretien et de report aux calendes grecques de travaux qui s’avéraient pourtant nécessaires. Il fallait maintenant y injecter des sommes conséquentes que personne n’avait d’autant que tous avaient leur vie ailleurs. Il fut donc décidé, la mort dans l’âme, qu’il fallait se séparer de la maison et la mettre en vente tant qu’elle était encore debout. L’ensemble était composé de trois bâtiments indépendants. Un principal du 17e siècle qui se terminait par une tour pigeonnier bâtie sous François 1er. Un second bâtiment avait abrité une bergerie plus récente et un troisième les étables de la ferme. Celui-ci menaçait de tomber à tout moment, les murs d’extrémité s’écartant au fil du temps, sapés par les eaux pluviales.
La bâtisse avait rapidement trouvé preneur. De jeunes trentenaires orléanais qui étaient tombés amoureux de l’endroit et qui souhaitaient y installer leur atelier d’émaillage pour lui et de vitrail pour elle. Les lieux s’y prêtaient parfaitement, pour autant que les travaux indispensables à la sauvegarde des bâtiments soient réalisés sans perdre de temps. La vente étant fixée au 30 juin, Cédric avait décidé de venir faire ses adieux à cet endroit qui l’avait rendu si heureux. Il avait coché l’Ascension pour venir y passer quatre jours avec sa dernière conquête.
— Je te préviens, l’endroit est un peu… spécial, l’avait-il prévenue.
— Spécial comment ?
— Tu verras par toi-même. Mais pour poser le décor, c’est un ancien presbytère et j’ai toujours eu l’impression de n’y être jamais seul…
— Des esprits ?
— Des sensations étranges en tous les cas, tu jugeras par toi-même, si tu es toujours partante bien sûr.
— Tu me protégeras des forces du mal ? fit-elle en l’enlaçant.
Lorsqu’ils arrivèrent, après 2h30 de voyage depuis Paris, la jeune femme fut tout de suite marquée par la beauté des lieux. Elle ressentait jusqu’au plus profond de son corps la force qui se dégageait du sol, la douce quiétude qui enveloppait cet endroit qui semblait tout droit sorti des siècles précédents, le silence juste troublé par le chant de la rivière qui baignait les murs extérieurs de la propriété. Lorsqu’ils ouvrirent les volets blancs, la lumière s’engouffra dans la bâtisse, restée endormie tout l’hiver. En sortant d’un long sommeil, la pièce à vivre semblât s’étirer, les meubles de métier craquer, les vieux tableaux s’animer. Tout se mit lentement en mouvement à mesure que l’air renouvelé venait caresser les objets, faire vibrer les toiles d’araignées et voler la poussière.
— Alors, premières impressions ?
— Difficile à décrire. Comme un apaisement général, des turbulences intérieures que l’on chasse de son esprit. Je n’ai jamais ressenti ça ailleurs. Je sens que cet endroit est une dinguerie. Je comprends déjà pourquoi il a autant compté pour toi.
La première après-midi fut consacrée à un ménage rapide des lieux, aux courses faites à la supérette de Pouilly, et à la préparation d’un feu que Cédric alluma en fin d’après-midi. Au menu, pommes de terre à la braise et côtes de porc. Cédric et Clémentine trinquèrent à leur santé respective, à la providence qui les avait fait se rencontrer et à l’intensité du moment présent. Ce Sancerre blanc 2020 était merveilleux.
— Ce feu, nous le faisons au même endroit d’aussi loin que je m’en souvienne. Il a été le témoin de veillées interminables, de la traditionnelle nuit à la belle étoile du 15 août, de chansons et de guitares, des fous rires que le vin encourageait.
— Quelle chance tu as eue… Tu connais l’histoire des lieux ?
— Oui et non, je sais juste qu’ils sont dans les mains de la famille depuis Napoléon, peut-être avant. Mes ancêtres étaient agriculteurs. Ici, les terres sont très riches car la Loire vient y déposer son limon lors de ses crues régulières. Les champs sont en léger contrebas, ce qui suffit à mettre les bâtiments à l’abri des eaux du fleuve. Les anciens étaient plutôt malins. Pour le reste, je ne sais pas grand-chose. Mais tu me connais, je vis plus dans le moment présent que dans le passé.
— Sauf que l’histoire n’est jamais le passé mon amour. Elle est fondatrice, elle détermine donc comment tu vas agir aujourd’hui mais aussi demain.
— C’est marrant que tu me parles d’histoire, il y avait au courrier une lettre des Archives départementales du Cher. La responsable de l’inventaire du patrimoine me parle d’un extrait du plan terrier de la seigneurie de Saint-Bouize et de l’implantation d’une église.
— Où ça ?
— Ben ici, sais pas où exactement, fit-il en balayant d’un revers de bras le terrain d’un hectare auquel il tournait le dos. En même temps, c’est un presbytère, pas étonnant qu’il y ait eu une église à côté.
— Ce soir, c’est trop tard mais on l’appelle demain ? Ça commence à m’intéresser ton histoire.
Cédric et Clémentine attendirent que les dernières braises noircissent pour envisager d’aller se coucher dans la grande chambre du haut. Elle était meublée simplement, à l’image du reste de la maison. Un lit en pin fait maison, une armoire rustique avec de lourdes portes qui une fois ouvertes laissaient s’échapper une odeur de naphtaline, une ancienne table d’écolier et une bibliothèque des années 70 remplie de romans policiers.
Lorsqu’il se réveilla, éclairé d’un rai de lumière, Clémentine n’était plus à ses côtés. Son téléphone affichait 8h30, ce qui était un exploit pour Cédric qui avait l’habitude, quel que soit le jour de l’année, de se lever avec l’aube naissante. Une bonne odeur de pain grillé montait à l’étage. Il enfila pantalon et sweat et descendit la rejoindre.
— Coucou mon cœur. Ça fait longtemps que tu es debout ?
— Pas très bien dormi en fait. On a eu de la visite.
— Y’a toujours eu quelques loirs, c’est la campagne. Quand j’étais enfant, ce n’était pas rare que l’un d’entre eux tombe sur le lit pendant la nuit.
— Je ne te parle pas d’un loir, mon chéri.
Cédric ne comprenait manifestement pas où elle voulait en venir.
— Un homme est venu nous rendre visite.
— Qu’est-ce que tu racontes ? C’est moche de trop boire à ton âge, on passe à l’eau claire à partir de maintenant.
— J’ai vu un homme Cédric. Au pied du lit, il nous regardait dormir. Il pleurait.
— Il ressemblait à quoi ton visiteur du soir ?
— Une cinquantaine d’année, des vêtements de paysan, un large chapeau et une grande croix autour du cou. Il se tenait le cou. Et il pleurait sans bruit.
— Flippant ton cauchemar, ça t’a fait peur ? Tu aurais dû me réveiller.
— Sauf que ce n’était pas un cauchemar, je l’ai vu de mes yeux vus. Et à aucun moment je n’ai eu peur, il ne me voulait pas de mal. Mais j’ai eu le sentiment qu’il attendait quelque chose de moi.
— Troublant mon cœur. A se demander ce qu’il s’est passé ici. On va appeler tout à l’heure la personne des Archives départementales, en espérant qu’elle travaille le vendredi de l’Ascension. Après ce bon petit déjeuner, je vais me changer pour entamer mon exploration.
Cédric avait emprunté le détecteur de métaux de son voisin parisien, un fan absolu de la prospection et dont l’appartement était un vrai petit musée de la fouille. Il quadrilla consciencieusement le terrain en s’arrêtant chaque fois que l’engin bipait pour creuser. De son côté, Clémentine avait sorti les baguettes de sourcier qui ne la quittaient jamais. Cédric était un hyper rationnel mais pour autant il admettait que des choses lui échappent et que d’autres perçoivent ce que son esprit refusait de percevoir. Après deux heures de cet étrange ballet, leurs chemins se croisèrent.
— Alors ça donne quoi de ton côté ?
— Un soc de charrue, une bonne dizaine de piquets de tente, des anciennes canalisations, une pièce de 1873 quand même, mais pas de trésor. Ou alors suis passé à côté. Et toi ?
— Intéressant ma promenade. Beaucoup d’eau et une activité tellurique importante. Avec un épicentre, en-dessous du terrain de tennis. Ça bouillonne même. On essaie de passer un coup de fil à ton archiviste avant de casser la graine ?
Laquelle s’appelait Sandrine Lacoste. Et qui répondit immédiatement à l’appel de Cédric. Elle leur expliqua qu’elle passait beaucoup de temps à arpenter la région pour la réalisation de ses inventaires patrimoniaux. C’est ainsi qu’elle s’était arrêtée il y a trois mois devant la maison et qu’elle s’était permise d’en pousser la grille.
— Les parties les plus anciennes du presbytère datent du 15e siècle, en l’occurrence le pigeonnier et l’aile avec la grande cheminée de pierre. Dans la seconde moitié du 19e, le bâtiment a été rehaussé d’un étage dans sa partie centrale et des encadrements en brique ont été ajoutés.
— Madame Lacoste, pourquoi n’y-a-t-il pas d’église alors que la maison s’appelle le presbytère ? demanda Clémentine intriguée.
— Vous devriez plutôt dire pourquoi il n’y a plus d’église. L’église Saint Aignan a été démolie peu de temps après son rachat comme bien national, de mémoire par un certain M. Millet qui souhaitait la mettre à l’abri de mains sacrilèges. Elle menaçait ruine. Je pense que les aléas climatiques extrêmes de 1789 ont eu définitivement raison de l’édifice. Il y eut un froid polaire, pire dit-on que le grand hiver de 1709 et ses -20°c, suivi d’une crue de la Loire majeure qui ravagea le val, emportant des fermes ainsi que le pont sur le Moule, les fumiers et semences, les troupeaux.
— Elle était située où cette église ?
— Comme je vous l’indiquais dans mon courrier, j’ai un plan terrier de 1770, il va vous permettre de situer l’implantation de l’église. Je vous l’envoie par mail si vous voulez ?
Cédric et Clémentine ne parlèrent que de ça durant le déjeuner, échafaudant hypothèse sur hypothèse sur l’emplacement de l’église ou sur l’identité du mystérieux visiteur. Et le mail de l’archiviste donna raison à Clémentine qui avait parié que l’actuel tennis était à la place de l’église Saint-Aignan.
— Tu m’as pourtant dit que l’activité tellurique était importante, c’est peut-être pas trop optimal pour une église, non ?
— Détrompe-toi, j’ai récemment lu un article intéressant sur le sujet. Les lieux sacrés étaient positionnés sur des lignes de force, à la fois telluriques et cosmiques, invisibles à l’œil nu. Dans le cas présent, l’eau circule dans l’axe de l’église, un axe toujours dirigé vers l’Est. L’autel est généralement implanté sur un lieu précis qui a une énergie tellurique négative mais puissante qui se confronte à l’énergie cosmique. On appelle ça une cheminée cosmo-tellurique spirituelle. C’est un peu comme une colonne d’énergie puissante et ascendante, qui tourne dans le sens horaire, et qui est le résultat de cette association du tellurique négatif et du cosmique positif. Donc quand tu entres dans une église, ton cheminement vers l’autel va progressivement faire baisser en toi l’énergie tellurique – qui te rattache à la terre – et il va progressivement augmenter l’énergie cosmique – qui t’élève vers le ciel. C’est ça le principe de base. L’énergie tellurique est transmutée au service de la spiritualité.
— Vache, la prochaine fois que je mets les pieds dans une église, autant te dire que je vais la regarder autrement…
En fin d’après-midi, ils reçurent un second mail de l’archiviste.
« J’avais oublié d’évoquer avec vous un autre point : le cimetière. Il était situé au pied de l’église, comme vous pourrez le voir sur le plan joint de 1823, et a été vendu en 1834 à votre aïeul. J’ai retrouvé également des précisions sur la vente du presbytère et de l’église. Elle est enregistrée au 6 octobre 1796. Elle fut probablement rasée peu après son acquisition. Lors de ses visites pastorales, l’archevêque de Bourges, Monseigneur de La Rochefoucault, décrivait déjà le 23 mai 1738 un édifice en très mauvais état ».
Cédric se rendit compte que l’emplacement du feu, qui accueillait depuis des dizaines d’années les fêtes familiales, était situé au cœur de l’ancien cimetière.
— Pour le repos éternel, tu repasseras, plaisanta-t-il.
— Ce qui montre bien que les énergies subtiles de la maison sont plutôt positives. D’ordinaire, lorsqu’il y a des lieux chargés comme ça, les personnes peuvent ressentir les choses différemment. Pour certains angoisse et anxiété, pour d’autres apaisement et sérénité. Mais ici, de ce que tu m’as dit, c’est plutôt que du bonheur.
A la nuit tombée, ils se firent un gigantesque feu et s’ouvrirent une nouvelle bouteille, de Pouilly cette fois-ci, pour accompagner leur salade de pâtes. Ils sortirent un vieux matelas, qu’ils installèrent près du feu pour la nuit. Et s’endormirent le regard vers les étoiles.
Cédric fut réveillé par la fumée. Clémentine était assise près du feu qu’elle avait ranimé. Malgré la fraicheur de ce mois de mai, il n’avait pas eu froid, les duvets de montagne remplissaient très efficacement leur rôle. Il s’étira en silence et observa celle qui était entrée dans sa vie six mois plus tôt. Avec obstination. Il s’était bien rendu compte que les visites répétées de sa cliente dans son magasin de téléphonie mobile n’avaient aucun sens. Les supposées pannes n’en étaient pas, et encore moins les défauts du nouvel IPhone qu’il lui avait vendu. La persévérance de Clémentine avait payé. Il n’avait pas trop lutté non plus, elle était très jolie, la taille fine, les yeux rieurs. Il sortait d’une histoire compliquée dont la rupture avait été libératoire, tant sa compagne s’était révélée toxique et possessive. Il s’était senti prêt à retenter l’aventure tout en se jurant de ne plus accepter l’inacceptable.
— Alors, comment fut la nuit ?
— Notre mystérieux visiteur est revenu me visiter.
— Merde…
— Il n’est pas menaçant. Je crains que ce soit une âme en peine.
— C’est quoi donc ?
— Chez les anciens, les âmes en peine sont les âmes des morts sans sépulture, qui erraient au bord du Styx.
— Le fameux fleuve des enfers ?
— Yes sir, symbole de la frontière ultime entre le monde des vivants et celui des morts, un seuil que toutes les âmes défuntes doivent franchir. Pour autant qu’elles aient réglé leurs petites affaires terrestres.
— Ça a duré longtemps ?
— Non. Il était exactement comme hier. A se tenir la tête de ses mains et à pleurer. Personne de ta famille ne t’a jamais parlé d’un drame qui se serait déroulé ici ?
— Pas à ma connaissance en tout cas. Tu veux que j’en parle à mon grand-père, je dois l’appeler aujourd’hui, c’est son anniversaire ? 92 ans mais la tête qui fonctionne comme au premier jour.
Cédric et Clémentine prirent un petit déjeuner réparateur et décidèrent d’aller se promener sur les bords de Loire. Ils traversèrent les près et montèrent sur la digue qui contenait, bon an mal an, les impétueuses colères d’un fleuve qui ne s’était jamais laissé dompter. Ils retirèrent leurs chaussures et descendirent fouler le sable, patiemment drainé par les siècles. Cédric était ému. Assailli d’images qui le renvoyaient à son enfance. Enfance heureuse et insouciante qui le voyait se baigner, pêcher ou faire des concours de ricochets. Le niveau de la Loire était anormalement bas pour la saison. Ils s’allongèrent, se réchauffèrent au doux soleil du printemps et Clémentine s’endormit.
Cédric en profita pour appeler son grand-père.
— Bon anniversaire Papi, tu ne devineras jamais où je suis.
— Au son de ta voix, je sais précisément où tu es mon lapin. Elle chante les jours heureux. Tu es arrivé quand ?
— Avant-hier. Je ne parle pas trop fort, je suis avec mon amie qui vient de s’endormir.
— Elle s’appelle comment ta beauté ?
— Clémentine.
— Et elle fait quoi dans la vie ?
— Elle est architecte mais elle est en pause. Elle voudrait se consacrer à l’écriture.
— Elle aime notre maison ?
— Elle est comme une dingue d’autant qu’elle est radiesthésiste. Inutile de préciser que ses baguettes sont en surchauffe ! Je pense qu’elle est ultrasensible aux lieux et aux choses. Deux nuits déjà qu’elle tape le bout de gras avec un gentil fantôme. D’ailleurs, j’en profite Papi, à ta connaissance, il y aurait eu des morts ou des drames dont tu te souviendrais ou qu’on t’aurait raconté à travers les générations ?
— Non, je ne vois pas. Il y a bien eu les Allemands pendant la guerre mais ils étaient plutôt pacifiques. Ils me donnaient du chocolat. Mais regarde le Grand Livre, il est dans la bibliothèque du bas avec tous les bouquins historiques. Au fil du temps, on y mentionnait les événements qui rythmaient la vie de ce paradis sur terre. Moi, l’histoire ça ne m’a jamais vraiment intéressé mais peut-être y trouverez-vous des réponses à vos questions.
— Merci Papi, je vais regarder ça, je te tiens au courant de notre enquête. On se revoit le mois prochain comme prévu ? Je te ramènerai du sable de la Loire !
— Des bisous mon lapin.
Il raccrocha. En le faisant, il ne pouvait s’empêcher de penser que c’était peut-être l’ultime fois où ils se parlaient. Le grand père, s’il avait toute sa tête, n’avait plus ses jambes. Deux ans déjà qu’il circulait en fauteuil ce qui l’empêchait de venir se ressourcer à Couargues. Et même s’il ne disait rien, Cédric savait que c’était une grande souffrance pour lui. Au bout d’une trentaine de minutes, Clémentine se réveilla.
— J’ai l’impression que tu es tombée dans une faille temporelle mon cœur, non ?
Elle ronronna et posa sa tête sur les genoux de Cédric.
— Je viens d’appeler mon grand-père, je lui ai parlé de ton mystérieux visiteur. Il n’a pas en mémoire de mort violente ou de drame mais il m’a suggéré de regarder dans le Grand Livre.
— C’est quoi ce Grand Livre ?
— Des successions de cahiers dans lesquels les visiteurs, et Dieu sait s’il y en a eu, venaient écrire ce qui leur passait par la tête. Et raconter leur séjour. J’aurais dû y penser avant. On doit avoir une photographie de la maison depuis des dizaines et des dizaines d’années.
Sitôt rentrés, ils se plongèrent dans les cahiers. Ils commencèrent par les plus anciens qui débutaient en 1895. Après deux heures de lecture, ils n’avaient toujours rien relevé. Jusqu’à l’année 1972. Y figurait une photo. Celle d’un squelette allongé en pleine terre, avec une rose qu’on lui a placé entre les dents.
« Ce matin, en finissant de creuser la terrasse, Jean-Marie est tombé sur des os. On a fini par dégager un squelette entier. Avec Jérôme, on ne savait pas trop quoi faire, c’est Micheline qui a fini par aller, à Prévent, téléphoner à la gendarmerie de Sancerre. Les gendarmes sont venus, ont examiné le corps en présence du maire qui n’était pas plus étonné que ça. Il avait connaissance de cet ancien cimetière qui datait de la Révolution. Ils ont fini par repartir en nous disant que ces ossements étaient manifestement très anciens et qu’il fallait, si nous souhaitions nous en débarrasser, les confier au maire pour les enterrer à l’actuel cimetière communal. Le maire étant déjà reparti, on les a rangés dans des cartons de vin en attendant et on les a mis tout en haut du placard armoire de la salle de la cheminée ».
Le placard n’avait pas bougé d’un iota. Dans son jus, le même qu’en 1972 très probablement. Il faisait bien trois mètres de hauteur, parcouru d’étagères régulières. Armé d’un escabeau, Cédric put atteindre le dernier rangement.
— Clem, tu vas pas me croire…
— Ils sont toujours là ?
— Cinq cartons de Sancerre. Je te les passe.
Sans grand surprise, ils y trouvèrent les ossements qui y avaient été entreposés cinquante ans plus tôt.
— Amour, c’est elle notre âme en peine.
— Qu’est-ce qui te fait croire ça ?
— Tu te rappelles qu’elle se tient la tête quand je la vois ?
— Et ?
— Tu vois le crâne dans ces cartons ? Je crois qu’elle est revenue du monde des morts en 1972 après la violation involontaire de sépulture. Et, sans sa tête, elle ne parvient pas à franchir de nouveau le Styx.
Après avoir remis les cartons où ils avaient été trouvés, ils prirent le temps de déjeuner de sandwichs et se replongèrent dans le Grand Livre. Cédric, une fois amorcée l’année 1977, tendit le cahier à Clémentine.
— Ca y est, on connaît l’identité de l’âme en peine.
En page 4, on y voyait une photo d’un adulte et deux enfants préparant du ciment dans une brouette pour boucher une ouverture dans un mur. Et la photo suivante montrait ce même mur une fois rebouché. Avec une pierre tombale sur laquelle on pouvait lire : « Ci-git Léonard Seguin curé ». Le rédacteur avait mentionné en légende : « On a réutilisé la pierre tombale trouvée au-dessus du squelette. Rien ne se perd ! ».
— L’archiviste elle t’a laissé son portable, non ? Appelle-la.
— On est samedi après-midi, elle ne travaille pas.
— Si elle est passionnée par son métier, elle décrochera.
Et elle décrocha. Cédric lui raconta les apparitions nocturnes, les recherches, la découverte des ossements, la réutilisation de la pierre tombale et l’hypothèse émise par Clémentine. L’archiviste promit de rappeler, elle savait où et quoi rechercher. Ce qu’elle fit moins d’une heure plus tard.
— J’ai trouvé.
— Alors
— Alors, Léonard Seguin était le curé de la paroisse de Saint-Aignan, du temps où l’église et le cimetière étaient opérationnels. Il est mort le 23 mai 1789 à quarante-neuf ans et a été inhumé sur place, là où il a été retrouvé en 1972. Il devait compter dans le paysage ecclésiastique sancerrois puisque les curés de Thauvenay, Ménétréol, Gardefort et le vicaire de Sancerre ont signé l’acte de décès. Presque 200 ans de tranquillité avant de migrer dans des cartons de Sancerre…
— Merci beaucoup madame Lacoste pour le temps passé à chercher et désolé pour le dérangement pendant ce week-end de l’Ascension.
— Avec plaisir. Quand on a la passion de l’histoire, tous les jours se ressemblent. Tenez-moi au courant de la suite de votre enquête.
Cédric et Clémentine se regardèrent. Il manquait maintenant une pièce capitale du puzzle. La tête de Léonard. Cédric appela son grand-père pour lui raconter les découvertes successives. Amédée se souvenait de cet épisode du squelette mais il n’était pas présent lorsqu’il avait été découvert. C’était au mois de juillet croyait-il et il travaillait à la Banque de France à cette époque. Mais sa femme lui avait raconté lorsqu’il était arrivé pour le week-end.
— En fait, je cherchais des faits plus anciens, j’ai zappé votre Léonard.
— Maintenant ce qu’on voudrait, c’est retrouver sa tête. La seule hypothèse que l’on peut échafauder, c’est que l’un des trois découvreurs l’ait gardée en « souvenir ». Il y avait là Jean-Marie, Jérôme et le rédacteur de l’épisode dans le Grand Livre.
— Achille. Achille Carcopino, un italien de Longuyon. Les autres, c’était Jean-Marie Krawczyk et Jérôme Pinson. Ils venaient tous les étés retaper la maison via les chantiers de jeunesse que nous organisions. Je m’en souviens bien, on les appelait les trois mousquetaires. Ce qui est très probable, s’ils sont encore vivants, c’est qu’ils habitent encore en Lorraine. Ils étaient issus de familles de mineurs et dans ce milieu on ne bouge pas beaucoup.
Cédric trouva un Carcopino, photographe à Longwy-Bas. Il appela le magasin et tomba sur une employée qui lui apprit la mort d’Achille trois ans plus tôt d’un cancer. Elle lui suggéra de lui adresser un mail pour expliquer le pourquoi de son appel, charge à elle de le transmettre à la veuve d’Achille. Ce qu’il fit immédiatement en laissant ses coordonnées en fin de message.
Voilà quinze jours que Cédric et Clémentine étaient revenus sur Paris. Depuis deux mois, ils habitaient ensemble, dans un appartement chaleureux de la rue des Thermopyles, une perle rare trouvée grâce au réseau du père de Clémentine, franc-maçon patenté. Ce samedi matin, alors qu’elle était partie à sa salle de sport, Cédric se fit remettre un colis par le facteur. Il l’ouvrit et trouva une lettre qu’il décacheta.
« Monsieur, tout d’abord, je suis très heureuse d’avoir des nouvelles de votre famille qui nous a si gentiment accueillis, notre petite troupe turbulente, pendant des années à Couargues. C’était une période d’une incroyable légèreté où les jeunes générations se libéraient du lourd passé des anciens et auxquelles l’avenir tendait ses bras grands ouverts. Que de bons souvenirs. Une année, nous avions même monté une pièce de théâtre que nous jouions sur des tréteaux bricolés devant un parterre de paysans mal dégrossis que nous allions chercher de ferme en ferme. Et puis, il y avait toujours des musiciens parmi nous et tout se finissait en musique jusqu’à la fin de la nuit autour du feu. Je suis consciente d’avoir été une grande privilégiée de vivre ces expériences. Pour en venir à votre demande, j’étais présente à la découverte du squelette, c’est moi qui ai prévenu les gendarmes. Nous n’avions pas vraiment la notion du sacré puisque, si nous avons placé les os dans des cartons, nous avons gardé la tête sur le dessus de cheminée tout au long du séjour, coiffée d’une bougie. Avec le recul, tout le monde conviendrait que c’était légèrement sacrilège… A la fin de l’été, celui qui allait devenir mon mari, Achille, a ramené le crâne à Longwy, il avait en tête un reportage photo et cet accessoire lui plaisait beaucoup. Transmettez mes amitiés à votre grand-père que j’aimais beaucoup. Micheline ».
Cédric rangea la lettre dans l’enveloppe et ouvrit le carton. Léonard allait pouvoir dormir tranquille.